ÉPICURE





par LeBeauSon - JUIN 2022


A peu près au milieu de son concert, Trent Reznor (NIN) s’est adressé au public en expliquant combien il était honoré de jouer pour la première fois au Hellfest, sur une scène où venaient de passer Alice Cooper, Ministry et d’autres dont il a cité le nom.

Il ajoute alors qu’on lui avait maintes fois vanté le merveilleux public, une organisation impeccable, un lieu fantastique avant de conclure que tout cela était vrai et que c’était là le meilleur festival auquel il avait eu le plaisir de participer. Bon… en gros :

- « Crazy » a-t-il dit plus prosaïquement…

Oui, tout cela est vrai !

C’était aussi une première pour moi, et le bonheur que j’en ai retiré – pourtant assombri par une pluie permanente qui ne s’est arrêtée qu’aux premières notes jouées par NIN (j’exagère à peine) - est incommensurable.

A commencer par les festivaliers venus des quatre coins du monde – euh, Afrique et Asie nettement sous-représentées -, incroyablement courtois, attentifs aux autres même dans les phases épileptiques de déchaînement tribaux, soucieux de partager leur culte - non-prosélytique -, sans le moindre jugement sur qui est qui ou comment, le moindre regard de traviole.

Car j’avoue qu’on aurait pu faire un peu tache dans l’environnement ; mais non !

Certes, la foule dominante est celle des poilus couverts intégralement de noir avec des T-Shirt clamant mille fois l’Enfer, mais le public – toujours respectueux - est relativement varié, exceptés peut-être les costards-cravates ou le « drip » diamants / cargo.

Avec une jauge quotidienne voisine de grands stades de foot - combien au Hellfest ? 35 000 autrefois mais 50 000 cette année ? - pas un papier gras par terre !

Et, malgré les hectolitres de bière qui circulent sur les 21 hectares du parc dans des chopes en plastique de dimensions variables, pas une éclaboussure après huit heures passées à déambuler ou stationner entre les espaces de concerts et le barnum spectaculaire que représentent les installations délirantes du Hellfest, au-delà des six scènes : un décor hyper graphique entre Hard Boiled et Métal Hurlant version postapocalyptique, la « cathédrale » de l’entrée, le composite de villages plus ou moins titanesques festonnés de guérites ou infrastructures lourdes, souvent vérolées artistiquement de ferraille oxydée éructant du feu, entre comptoirs, boutiques, services en tout genre, sous-bois / aire de repos et Muscadet Kingdom (si si !), mausolée de Lemmy Kilmister, arches d’eau monumentales, grande roue et shows hors scènes dignes d’un parc d’attraction dans la culture Mad Max vs Disney où la rigueur d’organisation est plus impressionnante encore que chez Walt, d’une parfaite fluidité.

Parce que ça tient de la débauche de moyens : on parle de 400 000 festivaliers pour cette édition, et pas un accroc, pas un bémol, pas un grain de poussière dans la mécanique, six scènes dont trois ou quatre tournent en même temps avec une intelligibilité extraordinaire, ne se contrariant jamais, suivant une alternance parfaitement chronométrée entre réglage de la balance et concert sans le moindre retard ou décalage. C’est hallucinant.

Le tout pour asséner un déluge de décibels à faire reculer un Panzer d’Heroic Fantasy piquousé John Carpenter (bouchons d’oreilles, distribués gratuitement, fortement recommandés) où aucune scène ne perturbe l’autre, tout en proposant une qualité sonore d’un très haut niveau, un peu altérée peut-être par la démesure globale !

En parlant de haut niveau, on est vraiment bien tombé aussi côté programmation puisqu’on a pu se balader dans des styles assez différents de Métal, des allemands Kreator sur une des « Mainstage », où Mille Petrozza n’a cessé de faire comprendre combien il était ému tout en simulant des scènes d’égorgement, à Marduk, plutôt extrême côté blasphématoire et ligne droite expressionniste façon Snowpiercer, en passant par d’autres dont j’ai oublié le nom, ou encore Earth, groupe américain de drone doom sur la scène « Valley » qui semblait sortir du bush, déroulant un rock paresseux, planant au point d’en être soporifique – pas entendu la moindre différence entre les trois morceaux qu’on a supportés -, performance outrée par la grandiloquence des dandinements au ralenti des musiciens ou encore des lents levés de bras de la batteuse ; puis un groupe qui nous a interpellés par les trouvailles rythmiques, l’utilisation de boucles élaborées, le bruitisme ordonné et une présence animale engagée des musiciens, tout particulièrement du chanteur qui ressemble à Johnny Deep dans le Pirate des Caraïbes, en un peu plus fatigué. Sur une Mainstage encore.

Honte sur moi : je n’avais pas reconnu Ministry !

Evidemment que c’était du lourd, du costaud, de l’énergie idéologiquement impliquée, à preuve l’hymne ukrainien en intro.

Ministry, considéré comme un des fondateurs de l’Indus, dont la musique a suivi des évolutions entre enragée et plus expérimentale mais toujours aussi politique. Psalm 69 semble avoir les faveurs des fans, mais même le plus récent, Moral Hygiene est recommandable, avec un son commac !

Pour décrire la suite il faut comprendre que la configuration des « Mainstage », c’est : deux scènes très très larges, profondes et hautes séparées par un écran vidéo gigantesque (on doit avoisiner les 20 x 15, mètres) et encadrées par deux écrans identiques.

Que ce soit Kreator, Ministry et ensuite Alice Cooper sur ces scènes, la vidéo en cadrages serrés sur les musiciens, souvent centrée sur le leader, est d’une qualité de définition, luminance et chrominance maximale, permettant de contourner la frustration de la distance à la scène ou de circuler pour aller grignoter un truc ou boire un café (si si !), d’autant que les images sont reprises sur des écrans à peine plus humbles dans la zone de petite restauration la plus proche. Et toujours une excellente intelligibilité sonore !

Alice Cooper (74 ans !), ce n’est pas ma tasse de thé mais bon, c’est un grand pro ! Et, franchement, il a fait le show avec son petit théâtre grandguignolesque complet, les gros bébé gores, les camisoles, la guillotine et la tête ensanglantée agitée tel un trophée par Madame Sheryl Goddard « Cooper », le tout retranscrit en gros plans sur les écrans géants…

 

Nine Inch Nails a choisi un total contrepied !

Histoire de prouver que bon, c’est pas du métal enrubanné dans ses codes - pas de double-pied de grosse caisse lancé comme une locomotive de Far West, pas de shred ébouriffant, pas les figures de style de voix hurlante, screaming ou grunt… -, mais quand il s’agit de balancer la sauce, le Seigneur de l’Indus n’a pas besoin d'une telle artillerie pour larguer les athlètes les plus bourrins.

Intro consistante : enchaînement de trois morceaux à fond de train arc-boutés sur la patate énorme mais léchée un batteur d’une puissance colossale et pourtant déployant une subtilité de style totalement décalée dans l’enceinte du Hellfest, souvent en jeu décroisé, sans s’égarer sur des dizaines de fûts.

Pourquoi contrepied ? Parce que Reznor oblige le public à se concentrer sur la scène, pas sur les écrans qui ne projettent que des mouvements ivres en noir et blanc souvent saturés par la puissance de l’éclairage, granulation forte, pas de gros plans fixés sur le patron qui à aucun moment n’est mis plus en avant que ses complices.

Suivra une alternance entre des monuments emblématiques à la fois aussi brutaux que des coups de massue néandertalienne sur la caboche que nuancés d’explorations rythmiques incisives en évolution, de timbres et voisés harmonieux, hors cadre, de phrases musicales structurées et prolixes ou dissonances chromatiques, hors normes, et d’autres plus lyrico-poétiques, pièces montées succulentes de strates riches en perpétuelles accumulations bien typique du génie de l’américain, pote de Bowie, mentor de Marilyn Manson et double oscarisé, investissant de finesse gourmande une puissance toujours aussi balèze que la tête plongée dans les moteurs d’un Cuirassé Lourd.

Et puis il y a le light show !

Oh, sur la scène, les musiciens ne prennent pas la pose, ne courent pas dans tous les sens, ne sont pas particulièrement énervés, mais les parures de lumières sont éblouissantes – dans tous les sens du terme - et même stupéfiantes si l’on songe à l’organisation que ça exige du festival pour mettre en place une telle intransigeance stylistique sans autre pause que l’alternance permanente entre les deux « Mainstage ».

Lumières sur et hors scène, se passant nonchalamment de toute facilité pyrotechnique :

- parfois violentes, tel le tour de scène (et ça fait de la surface !) balançant sur la foule des jets stroboscopiques ou continus d’une lumière blanche aveuglante, plus puissante que les éclairs d’un hargneux orage de Thor, si éblouissante qu’elle a dû faire douter quelques navires à l’approche de Saint Nazaire 100 bornes plus à l’ouest !

- d’autres fois d’une infinie subtilité en parfaite adéquation avec les atmosphères musicales supérieures, soit issue des 5 (6 ?) portiques harmonieux de 3 x 2 m disposés derrière les musiciens, étalant un carrousel de couleurs virant de pastel à brutes, isolant des silhouettes inlassablement distordues dans un contrejour souvent enfumé, ou eux-mêmes (les portiques) sculptés par un front de scène tourné vers les musiciens les immergeant dans un ballet mécanique de net à flouté en ombres chinoises mouvantes… Soulignant là aussi des élévations de poésie pas totalement en phase avec la tonalité générale de la Grande Foire du Heavy Metal, mais imprimant quand même la place de NIN dans le Hall of Fame.

Minutages parfaits, début et fin pile à l’heure, mais aussi dans la distribution des morceaux, la brève participation de Health (pour Isn’t Everyone), l’émue et émouvante déclaration de sympathie par le Boss et, d’une manière générale, le contrôle total de l’hypnose !

Même pour quelques métaleux extrêmes sevrés à Metallica, Black Sabbath, Motörhead ou, mieux, Meshuggah, un peu perturbés par ce « pas de côté » à qui nous avons dû expliquer le Concept NIN, médusés à l’arrivée par la performance du soir.

Nous sommes repartis après ce grand grand et beau moment de musique ponctuant d’autres moments forts de musique, mais aussi d’humanité, de bien-être et de sensation d’avoir été acceptés à une communion d’une religion qui n’est pas la nôtre, réchauffant nos os gelés par la pluie.

Même pas 10 minutes d’attente pour prendre la navette qui nous ramène au parking (10 autres bonnes minutes de route, c’est dire l’étendue du cirque) et déjà l’idée, que oui, c’est pas forcément notre truc, mais quand même, si on pouvait revenir l’année prochaine…

 

Banc ecoute