SÉLECTION DE DISQUES





Gazelle Twin - Black Dog 2023 - Invada

Par LeBeauson - décembre 2024 - dans le BE de l'intégré Qualiton A75 


 Je me demande comment j’ai pu ne pas croiser la musique de Gazelle Twin plus tôt …

La dame est en effet dans le circuit depuis quelques années quand même.

Or je ne l’ai découverte qu’il y a un peu plus d’un an via son dernier album en date :

Black Dog !

Un chef d’œuvre ! Immortel.

Premier, tels les nombres premiers, indivisibles sauf par 1 et lui-même.

Ce qui est aussi vrai pour The Entire City (2011), Unflesh (2014) ou Pastoral (2018).

 

GZ Unflesh

 Unflesh

 

Autant de miracles gravés par une musicienne que je qualifie sans hésitation aucune de pur(e) génie. Le genre est dit Dark Ambient. Ou Alternatif. Oui, alternatif sans doute mais moi je dis Musique, insolence créative au service de l'art, des sensations, du vertige.

A classer auprès (ou au-dessus) des incontestables grandes novatrices depuis Hildegard Von Bingen qui, depuis quelques années, submergent la production masculine ; à quelques exceptions près, peut-être.

Oh, son cosmos ténébreux, chamanique et surréaliste ne plaira pas à tous et en renverra même beaucoup à leurs contradictions ou limites d’audace et d’acceptation face à l’art brut !

Peut-on imaginer le bond sans transition de ceux qui, ayant à peine digéré l’impressionnisme, se trouvaient soudainement confrontés au Picasso des Demoiselles d’Avignon ?

 

Elizabeth Bernholz (Gazelle Twin) submerge une Tamara Łempicka puissance 10, identité forte et indépendante - une divinité dans ma planète artistique, qui relève de l’oxygène -, dont l’expression(nisme ?) ne ressemble à nul(le) autre, donc incopiable, triomphant de tout, de tous, par un abondant renouvellement au fil de ses ultimes chefs-d’œuvre - qui sont autant de pages de méditation métaphysique - chacun semblant un concept en soi dont les seuls points communs sont le refus de la posture, du dogme, du laxisme, de la concession ou de la paresse duplicative, alors qu’embringués dans des obsessions récurrentes pointant des thèmes multipolaires, les frénésies intérieures, les illusions de la nature face aux vaniteux mensonges de la civilisation, la mort et la résurrection, l’approche de son propre au-delà s’opposant à la sournoiserie du déni…

L’imagination aussi torturée que débridée d’une indéfinissable Muse, sa rigueur maniaque dans les compositions et manigances sonores, ferveurs rythmiques et arrangements synthétiques, la minutie de la production, modèlent le cocon prodigieux et enchanteur sublimant une musicienne accomplie puisqu’elle est en outre une immense chanteuse, scarifiant de médiocrité les hurleuses chéries de la pop ou les paresseuses vénérées du jazz moderne : le morceau final piano distordu / voix, A Door Opens (tout un programme) cruellement difficile vocalement, délie un rêve surréaliste beau à pleurer transcendant la douleur de Lady Day*. On surpasse en effet la virtuosité pour atteindre l’entéléchie.

* Hum : Billie Holiday, au cas où...

En vérité, tout, dans ses ouvrages, est vigoureusement poignant, empoignant même, tel un massage exotique du cœur ; quel que soit le thème !

Maestria flirtant avec l’extrême de la Passion qui peut aussi bien épanouir que détruire quand elle piétine la Raison.

Black Dog est un impudent et étourdissant voyage dans le cerveau intrônant l’Essence aussi inventive que torturée !

J’avoue que j’aimerais rencontrer cette compositrice aristocrate pour déchiffrer son processus créatif, tant on est loin de la succession chronologique standard : j’écris un texte pour lequel je compose une mélodie, ou vice-versa, et je vais bricoler des arrangements pour le tout…

Bon, quand c’est Schubert, ça offre des instants intemporels, alors que dans… euh… une très vaste part de la variété française, le R&B ou la pop internationaux, ça crée du rien. Une soupe insipide maquillée par l’industrie alimentaire.

Je suppose qu’il s’agit ici (chère Gazelle) d’une conception d’ensemble, complète, viscérale, distançant le fantasme Wagnérien d’un art total tel que Björk l’a expérimenté à ses dépens. Je pense à Biopholia !

Black Dog forme une sorte de cycle (d’où la référence à Schubert), commençant par un long cri bouleversant (I Disappear), pour finir (avant-dernière piste Walk Throug Walls) par le même cri puissant : « I Reappear », nous ayant entraînés dans l’intervalle au cœur brûlant d’un intime – impudique ? - maelström frénétique vigoureux ; et épuisant, tant l’album est impressionnant de dirigisme, étouffant, impitoyable, éprouvant et sans doute même effrayant, camisole claustrophobique nous imbriquant dans les errances névrotiques (démons intérieurs ou dépression : black dog) d’une âme torturée en recherche de paix face aux angoisses de l’enfance centrée sur la prémonition de la mort, mais si incroyablement beau à l’arrivée, qui nous balade dans un univers psychotique ensorcelant, profondément expressif, symbolisme éloquent utilisant un arsenal instrumental plus éblouissant, ingénieux et dangereux pour nos nerfs que la panoplie des menaces nucléaires réunies par les plus agressives nations d’un fanatisme impérialiste, économique ou religieux.

Beau, oui, sans aucun doute, bondé de boucles, fantaisies harmoniques, nappes surhumaines, chœurs vampiriques, échos de l’au-delà, ronflements magmatiques pilonnés aussi implacablement que lors d’une phase fondatrice de l’éonothème hadéen, gorgé de chimères jamais redondantes, concentrées au contraire vers la quintessence parachevée au profit d’idées marquées, palpitantes, intelligentes ou intuitives, sans le moindre laisser aller, la moindre facilité, nous immergeant vigoureusement dans un chaos épais, parfois goudronneux, d’autre fois lumineux, fracassé de vertigineux impératifs psychologiques magnifiés par l’esthétique vertueuse, au risque que celle-ci soit distordue par nos pires hallucinations…

La magistrale démiurge nous embarque dans une entreprise ancrée sous des fondations de rythmiques martelées où tout fait voix, Opéra dont la scénographie touffue ne tolère pas un millimètre d’écart aux acteurs sonores (notamment au système de reproduction), innombrables figurants voisés, rusés artéfacts acolytes, foisonnants comburants ou harmonieux phlogistiques, imperceptibles détails du décor…

Nous laissant à peine quelques courtes plages de respiration pour nous abîmer dans une abyssale plongée au sein d’un poisseux labyrinthe aspirant.

Avant la libération finale.

Un an que nous écoutons régulièrement ce spicilège de la Grâce éreintée (et les autres opus de la dame supérieure) sans la moindre lassitude… de ces albums qui se comptent en moins d’une centaine en plus de 20 siècles sur les doigts incommensurables de la Création, ceux qui rendent difficile d’en trouver un à suivre, échapper à l’emprise d’une telle nébuleuse organique

La puissance émotionnelle poignardée par la lame de Black Dog affilée par Gazelle Twin est indescriptible : même si l’éventail fertile d’une performance aussi atypique et dérangeante pourra surprendre, franchement, fidèlement retranscrit, ça secoue les entrailles, la cérébralité et les convictions culturelles !

A condition d’accepter de se remettre en question, soit.

 

NB : a été publié récemment (fin novembre) un EP de remix plutôt bien faits : Shadow Dogs

GT Shadow

Banc ecoute