Fiona Apple - Fetch the Bolt Cutters
Parution chez Epic le 17 avril 2020
par leBeauSon - Mai 2020
Clairement, l’auteure-compositrice pianiste interprète américaine n’a rien perdu de sa niaque depuis son premier (et excellent album) Tidal en 1996. Voire même la violence de ses charges contre toute forme de persécutions faites aux femmes a grimpé d’un cran.
5 albums en 24 ans, on ne peut pas dire qu’elle envahisse les rayons des disquaires virtuels, mais elle ne produit que du référent, de l’intensité de ring, textes, nervosité rythmique, imbrications sonores d’une subtile inventivité tels que vouloir en réfuter la puissance artistique est aussi crétin que de se battre contre un mur de briques.
Femme meurtrie mais souriante, controversée pour ses prises de positions antisystèmes, elle a la réputation d’être asociale et foncièrement militante, mais bon, la planète show-biz subit des grande-gueules totalement dépourvues de talent en torrents gravifiques.
Or, Fiona Apple sait clamer des mots cinglants - pas toujours faciles à comprendre car son langage est sophistiqué – par une mise en ondes qui refuse la facilité de l’exutoire ou de la morale à deux balles pour au contraire éclore en art absolu.
Son piano est moins présent que dans l’album fréquemment considéré comme son meilleur (The Idler Wheel is wiser than the Driver of the Screw, and Whipping Cords will serve you more than Ropes will ever do) très axé piano / voix où certes le dépouillement soulignait des mélodies et expressions magistrales, portées par un jeu souvent saccadé, parfois jazzy, lyrique et animé, en se moquant de toute idée de brio ou clins d’œil séducteurs. La dame a des choses à dire, elle les assène.
Si le talent de la pianiste est toujours là, son nouvel album, Fetch the Bolt Cutters, est plus proche de ses premiers, rock alternatif (j’adore : ça ne veut rien dire !) fermement fondé sur des boucles ou assauts rythmiques et principalement une batterie aux roulés plombés et frappes lourdes appuyées à fond de tempo, ce qui ne peut que me plaire ; je considère personnellement que sa nouvelle production est à la hauteur et même supérieure à son disque qui jusqu’ici était mon préféré : When the Pawn Hits the Conflicts He Thinks Like a King What He Knows Throws the Blows When He Goes to the Fight And He'll Win the Whole Thing 'Fore He Enters the Ring There's No Body To Batter When Your Mind is Your Might So When You Go Solo, You Hold Your Own Hand And Remember That Depth is the Greatest of Heights And If You Know Where You Stand, Then You Know Where to Land And If You Fall It Won't Matter, Cuz You'll Know That You're Right
C’est le titre.
Fetch the Bolt Cutters fait feu de tout bois, toujours autour de mélodies superbes, diégèse intriquée dans des arrangements et effets denses mais toujours naturels (pas de synthé, échantillonneur ou séquenceur même si on perçoit çà et là un Wurli, une harpe électrique et un Mellotron), prolixes et fluctuants mais inlassablement soignés, martelant à merveille ses diatribes qui sont autant de brûlots jetés dans la cour obstinée du patriarcat, n’hésitant pas à mordre de façon à peine voilée l’administration Trump et dénoncer à l’envie et sans aucun filtre les torts causés aux femmes au sein de toutes les maltraitances. La voix accuse en permanence l’iniquité sur la scène d’un petit théâtre rageur frangé de tragiques à drolatiques décors sans jamais relâcher l’étau autour de la gorge…
L’équilibre idéalement composé entre un ton accrocheur et une sidération artistique de très haut vol continue de faire de l’(ex) New Yorkaise une virtuose créatrice à qui personne ne saurait ressembler. Son univers peut à la rigueur rappeler le meilleur de Tom Waits par le côté un peu déglingué des sonorités, mais la voix grave et insondable de Fiona n’ayant pas le refuge de l’organe fracturé et abrasif du grand Tom, elle s’impose par une colère mêlée de vulnérabilité, impérative, timbre chaud chargé d’intentions virant dans une même phrase du sérieux au sarcasme, de l’humour au chuchotement, du Sprechgesang au rugissement, et bouleverse par son engagement total, qu’elle encadre avec panache d’insolences rythmiques d’une carrure de catcheur qui empruntent parfois la scansion entêtante de figures tribales, pourtant survolées de chœurs célestes, aboiements de chiens, jeu sur les dissonances, jaillissement de percussions improvisés avec tout ce qui traine dans la maison incluant les os d’un de ses chiens (défunt), bref des élans transbahutant toutes formes de turbulences serties d’excentricités ordonnées.
Tout en réussissant l’exploit de s’inscrire dans un style populaire, pas du tout élitiste ou cérébral, car jamais cette complexité de rythmiques, couleurs et instrumentations n’est ébouriffée ou barrée ou foutraque ou gratuite, mais installe comme une sorte d’évidence un langage marqué de variations de styles maîtrisées de bout en bout, sans un excès, sans une longueur, sans une redite.
Oui franchement, je crois que c’est son meilleur album. Un de ces disques qui font date. Monumental.
Comme toujours avec cette artiste, le son est rond, plein, sépulcral et généreux.
La musique est politique, la musique est culture, la musique dépasse souvent l’émotion (sans la négliger), Fiona le prouve.
Chapeau bas, messieurs, devant une nouvelle leçon donnée par une femme…