SÉLECTION DE DISQUES





St. Vincent par St.Vincent

Caroline Records - 2013 - Rock Alternatif - Indé


Derrière le nom d’un groupe, il y a une jeune femme : Annie Clark.

Qui semble prendre en charge la quasi-totalité de la conception, réalisation et fabrication de l’album, entourée d’invités de qualité et soutenue par John Congleton qui a enregistré et produit pour les Swans ou FFS.

Cet album n’est pas une nouveauté, il date de 2014, mais je ne connaissais pas et me demande comment j’ai pu passer à côté d’une artiste d’un aussi grand talent. Je l’ai rencontrée par une succession de détours en faisant des recherches sur Wes Borland, c’est dire…

J’ai évidemment replongé, superficiellement pour le moment, dans son passé car « St. Vincent » est le quatrième album de la dame. Une écoute un peu rapide sur « Strange Mercy », son deuxième ou troisième album, semble démontrer que la trajectoire est continue mais ascensionnelle en partant de très très haut.

Parce que « St. Vincent » est une perle.

Difficile à classer, l’album martèle une sureté de tons en virages serrés entre pop, guitares légères et mini Moog, incluant quelques instants sucrés (« I prefer your love »), électro aux beats solides et entortillés, rock musculeux avec des riffs de guitare saturée ébouriffants, geysers funks par des déhanchés rythmiques qui insinuent un groove pas forcément « pop » dans ce parcours très écrit…

Le tout composant une fresque aux teintes d’obsidienne ou de rubis, envoutantes, façonnage inextricable d’irradiations hors spectre, déclinaison de nuances abyssales ou râpeuses, sibyllines ou rayonnantes, harmoniquement charnues au sein de laquelle la voix joue de sinuosités ardues l’air de rien, toujours au service du texte, de l’histoire, avec une facilité sidérante, totalement débarrassé de toute afféterie.

D’apparence facile parfois (rythmiquement ou mélodiquement), l’album joue de couches et sous –couches de teintes pastels ou bariolées, de tonalités et de cadences, d’effets sonores jamais appuyés, sans aucune insistance sur quelque idée que ce soit, toujours à sa place, toujours inventive, jamais redondante…

Clairement l’artiste revendique ses contradictions et crée un univers totalement cohérent en imaginant un climat titre par titre, des titres qui en d’autres « mains » moins géniales pourraient tourner à la banale pop de variété mais forment ici un collier de perles aux nuances fugitives, évitant la perte de temps et la redite.

Et elle donne le ton d’emblée : les premières pulsations fendillées (« Rattlesnake ») assènent un thème percussif, pittoresque et corrosif, qui va étayer un arrangement baroque et touffu, très personnel et luxuriant, harmonieusement moite où la chanteuse insère un refrain haché en boucles brèves qui sortent de nulle part.

L’exemple flagrant de ce jeu de cache-cache retentit dans « Huey Newton » : lancé par un lent roulement de tambour, le titre ouvre sur une ballade déliée, enchanteresse, où la voix incroyablement placée (avec une aisance telle qu'on n'en mesure même plus la prouesse) étonne par un swing naturel, s’intensifie très progressivement, exerçant une pression sournoise pour soudain glisser vers un riff racleur épais et rageur de la guitare « fuzz » de la dame. Car Annie Clark est guitariste émérite et n’hésite pas à glisser des inflexions frippiennes quand elle ne balance pas une charpente rythmique forgée dans la fonte.

Les guitares se croisent dans des couleurs souvent méconnaissables, des figures funk courtes au milieu de couches hybrides basse et guitare en fusion harmonique raffinée.

Assemblage hétéroclite, chaque morceau s’arc-boute sur des boucles à fissurer les murs, obsédantes, dansantes même, au sens de la transe, quitte à les détruire à coup de virevoltes ou syncopes  jaillissant de nulle part, ou des hachoirs d’une guitare méconnaissable tant les distorsions et effets créent une abondance éclectique, abrasive ou torride, baignant l’ensemble de sonorités courbées ou glauques contrastées de floraison de poésie lumineuse ou d’arrière plans aériens, décontractés, des cuivres inattendus ennoblissent une page nébuleuse, une chorale façon gospel factice comme au Mellotron crée un enchantement hypnotique dans l’apocalypse délectable, s’illuminant jusqu’à l’hystérie sous contrôle, l’album est parcouru de la voix radieuse d’Annie Clark, qu’on découvre particulièrement florissante et prolixe dans « Prince Johnny » où elle s’appuie sur des chœurs émouvants sans aucune vergogne dans cet univers indéfinissable, une voix absolument magnifique, mure, pleine, délicieusement équilibriste, qui psalmodie des mélodies incongrues et efficaces parfois conflictuelles avec la rythmique en cours, comme décorrélées d’une armature solide comme un rocher, une voix dont le contrôle supérieur révèle une beauté puissante, émouvante, car Annie Clark joue d’un magnifique contrôle, y compris dans des passages virtuoses l’air de rien que l’on comprend étonnamment difficiles si on se concentre parce qu’elle s’en affranchit avec une sorte de distance ironique désarmante.

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On pensera à Swans, Sonic Youth et autre au Brian Eno producteur de l’ineffable et génial (absolument) « Outside » de David Bowie

Moi qui encense Björk, Kate Bush, Liesa van der Aa, PJ Harvey, Shannon Whright et j’en oublie évidemment, je ne peux qu’apprécier l’inventivité alternative de St. Vincent qui, d’ores et déjà Princesse de l’Alternatif/Indie, si elle poursuit sa phase ascendante, promet de grands moments. Car à l’écoute d’Actor, son deuxième album, on est saisi par la beauté, oui, la beauté que la jeune femme sait faire jaillir d’un combat chromatique et harmonique qui font de cet instant la preuve que notre époque ne manque pas d’esprit supérieur, distancié, le tout lancé avec une facilité provocatrice, véritable pied de nez à la médiocrité ambiante que médias et statistiques revendiquent comme représentant de vecteurs émotionnels hélas aussi expressifs qu’un soir de plus fait d’ennui dans un  « pot au noir ».

La production, certes assez cohérente avec la volonté artistique, donne hélas un son un peu mat, fermé et manquant de liberté dynamique qui demande, une fois n’est pas coutume (sur un système naturellement éloquent j’entends), qu’on pousse un peu le volume pour donner du relief, mais c’est probablement volontaire car en acceptant ce préambule, on délie des mouvements nuancés dans cet univers aussi rude que chaleureux, raboteux que doux, et la présence de la belle voix souple et sensible d’Annie Clark trouve une vraie place dans la pièce.

 

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